Descente.


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Un bureau sombre au fond d’un couloir. Éclairant la pièce, un halo de lumière timide d’une veilleuse rabougrie posée sur un bureau de chêne. L’un debout, le trac au ventre. L’autre assis, le mental de plomb. Il n’en fallait pas plus pour faire de grandes choses.

Tu vas y aller et tu vas y aller vite. Ils t’attendent et ne veulent pas que tu viennes. Le temps que tu perds en doute, c’est du temps qu’ils gagnent en préparation. Plus tu reconsidères les choses, plus ils t’encerclent de la certitude de t’avoir. Prends ce silencieux et pars. Tu peux trembler des jambes, tu peux avoir les battements de cœur d’un colibri, je m’en fiche.

Tu ne sais pas de quoi tu parles… J’ai une boule dans la gorge, un déluge sous la chemise. Qu’une envie : m’enfuir ou me fuir. Mais ce que tu me demandes, c’est juste trop.

Arrête ton char, Marcus ! Il faut que tu mettes les formes. Qu’ils oublient l’ambiance hold up, que tu leur fasses les poches, hands down. L’occasion que tu as là ne se représentera plus.

Teri aurait pu tirer sur son cigare après une réplique pareille mais il s’assurait depuis très jeune de se tenir à distance sécuritaire de toute béquille. Le tabac, l’alcool, l’excès de sexe pourraient un jour ou l’autre causer sa perte et ce n’était pas dans son programme. Ses plus belles prouesses, il les arrachait à sa sobriété en toute circonstance.

Je ne fais pas semblant, je ne me sens juste pas capable. Faire le grand saut et assurer en même temps, ce n’est carrément pas dans mes cordes. Mon estomac est retourné juste à penser comme je pourrais foirer.

Tu te projettes trop. Le résultat ne t’appartient pas. Tu crois que je sais où tout cela va nous mener ? Absolument pas et m’en préoccuper ne rendrait que la tâche plus ardue. Par contre, ce que je sais, c’est que si personne n’y va, c’est un autre qui ira à ma place. Et ça, je ne peux tout simplement pas l’accepter. J’ai déjà du mal à le penser…

Épargne-moi tes discours de winner bien assis sur ses victoires passées. Tu peux me sortir tous tes échecs, ils appartiennent aux entrailles du temps. Moi, je ne suis nulle part. Je n’ai rien et j’ai déjà l’impression de pouvoir tout perdre.

C’est bien là ta force ! Si tu…

Voilà, tu recommences avec tes discours de talk-shows américains. Les faiblesses qui deviennent force, les moches qui se transforment en beaux gosses après 30 kilos de whey vanille. « Comment avoir confiance en soi en dix jours », by Teri Miller. Même ton nom fait campagne de pub colgate. Quelle idée de s’appeler Miller !

Tu en toucheras un mot à mes parents à l’occasion. En attendant, tout ce que tu fais c’est perdre du temps en miaulant sur les autres plutôt que de t’occuper de toi. À force de te perdre en précautions, tu finiras par faire exactement ce que tu redoutes : perdre. Si tu ne veux pas de ma lucidité, je t’en prie, montre les crocs et clôture cette mission illico.

Silence d’église, un jour de quête en période de crise.

Des bruits de pas gras dans le couloir, la porte du bureau où se trouve nos deux protagonistes s’ouvre et se cogne violemment contre le mur. Une masse aux contours flous dégoulinant d’un costume trop étroit apparait. Haletant, les mains sur les genoux Big Belly dit :

Les gars, il nous reste peu de temps. La zone… Il expira longuement ce qui fit vibrer la masse graisseuse de son double menton.

Accouche, Big B et pense à ralentir la cadence devant ton frigo, lança Teri, impassible.

Après une dernière expiration, Big B dit :

Les gars en observation nous ont rapporté que la zone C est bientôt encerclée, on doit se mettre en route. Votre pause dinette est finie…

Tu entends, Marcus ? Il est temps de ranger tes analyses du dimanche, de ravaler tes larmes de fillette et d’y aller, signifia Teri.

Marcus garda le silence, prolongeant celui qui s’était imposé avant l’irruption de Big B. Face à cette énième réaction de fuite, Teri dit :

Tu sais quel est ton principal problème ? C’est que tu penses avoir le choix. Or, tu n’en as aucun si ce n’est celui de ne pas en faire. Tu penses que tu peux rester là, plutôt que d’y aller. Ou d’y aller plutôt que de rester là. Et tu te trompes royalement. Personne ne te demande de mettre les deux pieds à la fois dans le plat. « Soleil, feu et pensées n’ont point de fin. » Chaque pensée, noire ou blanche, donne lieu sur une autre. Fais le vide et passe à l’action. 

On ne sait jamais avec précision ce qui fait agir les autres. On pense naïvement qu’on peut les motiver avec des discours inspirants. Leur offrir ce qui leur manque et ainsi participer à leur évolution. Teri pensait que ses mots feraient effet. Sauf que Teri ne savait rien de ce que Marcus se disait. Et ma foi, je ne le sais pas non plus.
Ce qui arriva ensuite était ce que tout lecteur s’attend à contempler : l’action, enfin.

Marcus passa une dernière fois ses mains sur son visage puis se leva, toujours dans ce silence étouffant de flou. Il se dirigea vers la bibliothèque. En tirant sur un livre ancien à la reliure rouge, la bibliothèque se retourna sur elle-même pour dévoiler un mur d’armes. Plutôt que de prendre le silencieux conseillé initialement, il prit un Aka-47, ce semi-automatique qui le relie à son créateur, auprès de qui il puise son humilité. Celle-ci sur le dos, il ferma la tirette de sa Teddy si caractéristique. Une fois près de la porte, il lança un dernier regard déterminé d’incertitudes à Teri puis s’en alla.

mafia

Le couloir était long. Il s’y engagea avec cette démarche de héros de film, comme pour se donner l’assurance qui ne cesse de le fuir. Arrivé à mi-chemin, il s’arrêta, fit demi tour et s’arrêta encore. Que croyait-il ? Qu’un silence le sauverait de lui-même ? Que l’imposteur qui se nourrit en lui le quittera car il a engagé le premier pas ? Cet ennemi est coriace et, même à la dernière seconde, il peut tout détruire avec une seule pensée : Tu n’es pas à la hauteur. Elle seule suffit à décontenancer quiconque y prête l’oreille. À ce moment-là, Marcus aurait voulu être sourd. Mais à défaut de l’être vraiment, il feint l’handicap.

Ce n’est qu’une fois sur les lieux de la descente qu’il se sentit un peu plus léger. Ces moments de confrontation, pensés et fantasmés mille fois, le mettent toujours dans une sorte de transe à peine perceptible. Un seuil d’excitabilité au-dessus de ceux auxquels il est accoutumé. Le moment du grand jeu en impose toujours, fatalement. La seule fatalité à laquelle il peut se résoudre, c’est d’être satisfait de sa prestation. C’est à cette seule condition qu’il se résoudrait à recommencer la prochaine fois. Seulement, les paroles de Teri s’étaient frayé un chemin dans son esprit et, contre toute attente, une place à l’erreur fut laissée. Cette fois-là, Marcus se permettait d’avance de ne pas s’en vouloir si les choses tournaient mal…

Ce n’est pas eux que je descends, leur existence m’importe peu.

La poitrine que je troue est celle de mes incertitudes, de mes doutes persistants, de tout ce qui n’accable pas les cons de ce monde.

Tout ça, pour pouvoir m’endormir sur un « je l’ai fait ».

J’ai flippé, j’ai tout remis en question et je l’ai fait.

Je t’ai combattu, enfoiré d’imposteur et tu gis à nouveau sur le sol mouillé par le ciel.

9 commentaires

  1. Bravo Marcus! J’ai bien cru qu’il ne réussirait pas à terrasser l’imposteur (ses incertitudes). Mais j’imagine que l’imposteur reviendra toujours, à chaque fois que Marcus voudra prendre une décision. & si j’ai bien compris, à peine l’action terminée, l’imposteur s’empare à nouveau de Marcus? Eh oui on peut vaincre ses incertitudes le temps d’une action mais non les éradiquer.
    En tout cas très bien écrit ton texte. On ressent bien les doutes du personnage, la preuve je croyais jusqu’au bout qu’il n’arriverait pas à les vaincre. Lol moi, mon imposteur est pire que l’incertitude, c’est le pessimisme.

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    1. En te lisant, je me souviens avoir du faire un choix entre effectivement donner la chute dont tu parles et opter pour que Marcus reste dans son indécision ou composer un happy end.

      Finalement, j’ai choisi de ne rien décider si ce n’est de retranscrire cette étape décisive qui consiste à déloger d’un iota cette hygiène de flagellation qu’on a tendance à s’infliger. Étape qui permet de s’octroyer, entre ses deux seuls yeux, le droit à l’imperfection. Ça parait simplet vu de loin mais c’est réellement transcendant, en vécu. Petit à petit, on s’amourache du réel de nos êtres et on est moins terrassés quand on foire quelque chose mais aussi quand on s’engage dans un quelconque projet.

      Concernant le pessimisme, je trouve que c’est une chose mal comprise par énormément de gens. C’est d’ailleurs pour ça que des individus comme Schopenhauer sont jugés d’une manière qui ne rend pas justice à leur pensée. Ce qui est pris pour du pessimisme n’est autre qu’une manière impitoyable de faits prouvés d’aborder le réel. Dans une certaine mesure, c’est salutaire. (Je te conseille  » l’art de se connaître soi-même » de schopi, 5€ et vraiment intéressant)

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  2. Salam sister !
    Ah d’accord tu n’as pas tranché! C’est pour ça que j’avais du mal à me décider si le verbe « gît » signifiait la mort ou seulement le fait d’être à terre. Bien trouvé!

    Quand tu écris: « petit à petit, on s’amourache du réel de nos êtres… », tu veux dire que c’est dû au fait de vaincre nos incertitudes?

    Ton point de vue sur le pessimisme est intéressant, je fais partie de ceux qui ont toujours considéré Schopenhaur & Nietzche comme des pessimistes, c’est d’ailleurs pourquoi, avant de connaître l’islam, je me souviens que j’appréciais particulièrement leur pensée (mais j’avoue que n’ayant étudié la philosophie que de manière autodidacte, j’ai des difficultés à comprendre pas mal de concepts.)

    Arrête de me conseiller des lectures sinon je n’aurai plus le temps de m’occuper de mon fils & de ma maison ahhah non je plaisante mais ce qui est vrai c’est que je n’ai malheureusement plus beaucoup de temps pour lire, je ne suis qu’à la moitié de « l’hypersensibilité » ;)

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    1. Salâm !

      J’étais ennuyée par le fait de devoir développer les faits sur place et finalement, ce n’était pas ça qui m’importait du coup, le « tu gis à nouveau sur le sol » visait le fait que Marcus ait décidé une fois de plus, de ne pas écouter les paroles de l’imposteur. Je n’ai rien voulu dire non plus sur la supposée « réussite » ou « défaite » de la descente. En fait, je voulais juste mettre en scène le syndrome d’imposture :D

      Ben la moitié de l’hypersensibilité, c’est déjà pas mal en quelques jours et avec un petit bout :D tu en es où là ?

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      1. Merci pour tes explications ma soeur.
        Quoi qu’il en soit, c’est très réussi.
        En fait j’en suis toujours à la moitié de l’hypersensibilité! Non pas que ça m’ennuie, bien au contraire c’est passionnant! Je suis juste une mauvaise élève ;)
        je t’enverrai un mail quand j’aurai fini insha’Allah.
        D’ici-là, porte-toi bien!

        Salam

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  3. Oui , pour ma part la morale de fin me plait beaucoup! Certes il ne gagne pas la guerre contre « l’imposteur », mais gagne tout de même une bataille ( de quoi ravir mon côté optimiste :p), et chaque victoire ne le rendra que plus fort.
    En tout cas, en plus d’être plaisant à lire, tes textes poussent à la réfléxion :D

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Des choses à dire ? BismiLlâh !